Le secteur informel, pilier silencieux de l’économie guinéenne

Une économie de l’ombre, bien présente dans la vie quotidienne

À Conakry, comme dans bien des villes de Guinée, il est presque impossible de traverser un quartier sans tomber sur une vendeuse de fruits installée à même le trottoir, un réparateur de téléphones sous un parasol improvisé ou un conducteur de taxi-moto slalomant entre les voitures. Ces visages familiers incarnent un pan essentiel de l’économie guinéenne : le secteur informel. Un secteur qui, bien qu’en dehors des circuits officiels, soutient une large frange de la population et demeure incontournable dans les échanges économiques quotidiens.

Selon les données du Bureau International du Travail, plus de 80 % des emplois en Guinée sont informels. Cela signifie qu’ils échappent à la sécurité sociale, ne bénéficient pas de protection juridique formelle et ne sont pas systématiquement enregistrés dans les statistiques officielles. Pourtant, sans cette force de travail flexible et résiliente, des pans entiers de l’économie seraient tout simplement paralysés.

Une réponse au chômage et à la précarité

Dans un pays où les débouchés du secteur formel sont limités, surtout pour les jeunes, l’entrepreneuriat informel s’impose souvent comme une nécessité. Mariama, 32 ans, a lancé un petit commerce de beignets au coin d’une rue à Dixinn. « J’avais un diplôme de BTS en gestion, mais après trois ans de recherche, aucun emploi stable en vue. C’est avec 200 000 GNF que j’ai commencé. Ce n’est pas l’idéal, mais je vis de ça », explique-t-elle en servant un client régulier.

Cette réalité est partagée par des milliers de Guinéens : tailleurs, mécaniciens, marchandes de légumes, conducteurs de tricycles et artisans de tout genre. Autant d’activités qui, si elles ne sont pas encadrées légalement, constituent des sources vitales de revenus pour plusieurs foyers.

Une dynamique économique sous-estimée

Le rôle du secteur informel dépasse le simple « système D ». Il contribue activement à la circulation de la richesse, notamment à travers la consommation locale. Ce que les statistiques ne montrent pas toujours, c’est cette capacité des acteurs informels à répondre à la demande avec agilité, dans des zones où les services formels sont absents ou peu accessibles.

À Labé, par exemple, les retraités se tournent souvent vers des vendeurs ambulants pour leurs achats quotidiens. « Les prix sont négociables, et on trouve de tout vite fait. Pas besoin d’aller dans un supermarché où les coûts explosent », affirme Mamadou Alpha, un habitant du quartier Daka.

Beaucoup de ces entrepreneurs, bien qu’informels, créent de l’emploi à petite échelle. Des ateliers de couture animés par une couturière motivée peuvent employer deux ou trois apprentis. Peu importe l’absence d’un contrat en bonne et due forme, ces activités transmettent des compétences et contribuent à la survie économique communautaire.

Les défis multiples du secteur

Malgré son importance, le secteur informel reste confronté à de nombreux obstacles. En premier lieu, l’accès au financement. Les banques sont frileuses à accorder des crédits aux acteurs non enregistrés. Sans documents comptables, sans garanties solides, ces travailleurs se tournent souvent vers le microcrédit informel, avec des taux d’intérêt parfois exorbitants.

À cela s’ajoutent des problèmes d’infrastructure : étals improvisés sous la pluie, absence de toilettes publiques pour les vendeuses de rue, insécurité grandissante. Une vendeuse de légumes du marché de Taouyah raconte : « La nuit, je cache mes marchandises chez une amie, et je dors là. Les camions de la voirie détruisent parfois nos installations sans préavis. On est à la merci des autorités ».

Une réglementation en chantier

Depuis plusieurs années, les autorités guinéennes avancent l’idée de formaliser l’économie informelle. Dans les discours officiels, cette formalisation viserait à mieux encadrer les travailleurs, à élargir l’assiette fiscale et à garantir des droits sociaux aux personnes concernées. Mais sur le terrain, les avancées restent timides.

Un projet pilote de recensement des artisans du secteur informel a vu le jour à Kindia en 2022, mais il a suscité plus de méfiance que d’adhésion. « On nous a dit qu’on allait nous faire payer des taxes sans rien nous apporter en retour », regrette un jeune soudeur. Sans accompagnement, formation et garantie de services, la méfiance reste tenace.

Pour que la formalisation fonctionne, elle doit être inclusive et progressive. Des initiatives comme l’ »auto-enregistrement » des petits entrepreneurs, déjà testées dans certains pays de la sous-région, pourraient inspirer une stratégie adaptée aux réalités guinéennes.

Des solutions venues du terrain

Face aux limites des politiques publiques, des initiatives locales se mettent en place pour mieux structurer ce secteur. À Mamou, une coopérative de femmes transformatrices de produits agricoles a mis en place un système d’épargne solidaire. Chaque membre verse une petite somme hebdomadaire, qui permet ensuite d’accorder des microcrédits internes pour développer des activités ou faire face aux urgences.

Des ONG partenaires appuient aussi certaines activités informelles en fournissant des formations en gestion de microentreprise, hygiène et sécurité ou en appui à la digitalisation. La digitalisation justement, bien qu’encore marginale, représente une opportunité de réduire l’exclusion. Des plateformes comme Orange Money permettent aujourd’hui à de nombreux travailleurs informels de sécuriser leurs recettes et d’effectuer des transactions, même sans compte bancaire formel.

Valoriser sans stigmatiser

Le secteur informel en Guinée n’est pas un hasard. Il est le produit d’un environnement économique, social et politique particulier. Si les autorités veulent réellement engager une dynamique de développement durable, elles doivent intégrer cette réalité dans leurs politiques. Non pas en taxant à tout va, mais en accompagnant, en écoutant et surtout en valorisant ces travailleurs de l’ombre qui craignent souvent l’État plus qu’ils ne l’attendent.

Il est aussi temps de changer le regard porté sur l’informel. Ce n’est pas uniquement de la débrouillardise ; c’est aussi de la résilience, de l’innovation, et souvent une expertise locale précieuse. La femme qui vend du poisson fumé à Madina, le jeune qui transporte les marchandises en charrette à Siguiri, ou l’artisan qui fabrique des meubles à Kankan — tous participent à nourrir et faire vivre l’économie nationale.

Pour une économie à visage humain

Penser le développement économique de la Guinée, c’est penser le quotidien de ses acteurs les plus nombreux. Le secteur informel ne doit pas être vu comme un problème à éliminer, mais comme un potentiel à encadrer et soutenir. Ce sont des femmes et des hommes, souvent ignorés des décisions, qui veulent juste une chance de mieux vivre de leur travail.

Le vrai défi pour les décideurs est peut-être là : reconnaître la valeur de ce qui ne rentre pas dans les cases, et bâtir avec, plutôt que contre. Car au fond, qui fait tourner la Guinée au jour le jour ? Ceux pour qui aucun rideau ne se lève, mais que la vie oblige à ouvrir boutique tous les matins.