Quand Conakry devient le théâtre d’une révolution artistique
Depuis quelques années, une effervescence nouvelle anime les rues de Conakry. À la croisée de la musique, de la mode, du street art et de la danse, la culture urbaine prend racine dans la capitale guinéenne. Ce phénomène, porté par une jeunesse dynamique et créative, modifie peu à peu le paysage artistique national et attire l’attention bien au-delà des frontières. Entre défis quotidiens, autodidaxie et volonté de faire bouger les lignes, de jeunes talents s’imposent sur la scène culturelle avec une énergie débordante.
Une jeunesse en quête d’expression et de reconnaissance
Dans un pays où les débouchés professionnels pour les jeunes restent limités, la culture urbaine s’impose souvent comme un exutoire et un moyen de revendiquer une identité. Inspirés par les tendances internationales mais enracinés dans la réalité locale, ces jeunes artistes guinéens créent un style bien à eux, mélangeant tradition et modernité.
Alpha Mo, 22 ans, est rappeur et vidéaste à Kipé. À travers ses textes incisifs, il parle de ses galères, de l’amour et des injustices sociales. « Mon rap, c’est ma manière de dire que j’existe. On n’a pas toujours les moyens, mais on a des histoires à raconter », confie-t-il. Comme lui, nombreux sont ceux qui lancent leur carrière sans gros moyens techniques, souvent avec un simple smartphone, un micro bon marché et une connexion précaire.
Des collectifs qui structurent le mouvement
La force de la culture urbaine réside aussi dans sa capacité à fédérer. Conakry voit émerger de nombreux collectifs, souvent initiés par des jeunes de quartiers populaires. Le collectif Kaloum Street Vibes organise régulièrement des évènements de danse hip-hop, des sessions de graffiti et des concerts live. Leur objectif : « Réhabiliter l’image de notre quartier et créer des opportunités sans quitter la Guinée », explique Mariama, l’une des cofondatrices.
Autres exemples notables :
- Les Studios Urbains de Ratoma : Un espace collaboratif d’enregistrement et de montage vidéo utilisé par une cinquantaine d’artistes par semaine.
- Collectif Damaro Art : Spécialisé dans le street art engagé, ce groupe intervient parfois dans les écoles pour sensibiliser les jeunes à l’environnement à travers l’art mural.
- Urban Fashion Guinée : Réunit de jeunes stylistes autour de la mode africaine revisitée à la sauce urbaine. Leur dernier défilé a attiré plus de 300 visiteurs à la Bluezone de Kaloum.
Des plateformes numériques comme tremplin
Avec la montée en puissance des réseaux sociaux, les artistes urbains de Conakry trouvent aujourd’hui des canaux de diffusion qui leur étaient quasiment inaccessibles il y a encore dix ans. YouTube, TikTok et Instagram sont devenus des vitrines incontournables pour publier clips, sketchs et performances live.
Thierno Junior, un humoriste connu sous le pseudo « Tchi-Tchi la légende », totalise plus d’un million de vues cumulées sur YouTube. Son secret ? Des vidéos de moins de deux minutes, souvent tournées en une prise avec son smartphone, mais toujours ancrées dans une réalité locale décalée. Il rit des coupures d’électricité, des taximen survoltés, des embouteillages et des histoires d’amour à Conakry.
Certains influenceurs arrivés par la culture urbaine se professionnalisent peu à peu, décrochant des partenariats avec des marques locales ou l’appui de structures internationales. Cette visibilité numérique s’avère être un véritable levier pour le secteur culturel dans un contexte économique encore embryonnaire.
Les espaces créatifs mêlent scène et formation
Alors que les infrastructures culturelles d’État demeurent rares à Conakry, quelques espaces privés et associatifs contribuent à structurer la dynamique. La Bluezone de Kaloum, le Centre Culturel Franco-Guinéen (CCFG) ou encore le Centre Kya ne se contentent pas d’accueillir des événements : ils proposent des ateliers d’initiation en danse urbaine, en MAO (musique assistée par ordinateur), ou encore en photographie de rue.
Ces initiatives permettent aux jeunes artistes de se former, d’échanger et parfois de décrocher des scènes professionnelles. Abdoulaye Sy, directeur du Centre Kya, souligne l’importance d’un accompagnement sur le long terme : « Les jeunes talents sont là, mais il faut un encadrement : mentoring, formation technique, gestion de carrière… sinon, l’élan retombe rapidement ».
Des défis persistants à relever
La vitalité de la culture urbaine à Conakry ne masque pas les obstacles auxquels sont confrontés ses acteurs. La précarité des moyens reste un frein majeur : absence de subventions, immobilier culturel peu développé, équipements coûteux. À cela s’ajoutent parfois des critiques de la société : certains considèrent le rap et la danse urbaine comme des distractions futiles ou des formes d’insubordination.
Pourtant, de plus en plus de parents commencent à reconnaître la valeur éducative et sociale de ces pratiques. « Mon fils voulait tout abandonner pour faire des vidéos sur Internet. J’étais contre au début, mais aujourd’hui, il gagne plus que moi avec ses formations en montage vidéo », raconte Fanta, une mère de famille de Bambeto, un sourire mi-blasé, mi-fier.
Un impact social tangible
Au-delà de l’aspect artistique, la culture urbaine à Conakry commence à jouer un rôle social non négligeable. De nombreux jeunes trouvent dans cette dynamique une alternative à la délinquance ou à l’oisiveté. Elle crée aussi un nouveau type de leadership, moins hiérarchique, plus horizontal et communautaire.
Les battles de danse ou les compétitions de freestyle sont des moments où l’on partage des messages de paix, de justice et d’espoir. Certains artistes s’engagent activement pour des causes sociales : sensibilisation au VIH, lutte contre les violences faites aux femmes, respect de l’environnement, etc.
En parallèle, de petits circuits économiques se mettent en place autour de ces pratiques : location de matériel, vente de merchandising, organisation d’événements. Une micro-économie qui reste fragile, mais qui prouve que la culture peut aussi générer des revenus pour une jeunesse souvent oubliée des circuits classiques.
Vers une reconnaissance institutionnelle ?
Face à cette montée en puissance, les pouvoirs publics commencent à prêter attention à cet écosystème. Lors du dernier Forum National de la Jeunesse, plusieurs représentants du gouvernement ont évoqué la « nécessité de soutenir les industries créatives comme vecteurs de développement et d’insertion sociale ».
Mais au-delà des discours, les acteurs culturels attendent des actions concrètes : subventions pérennes, accès simplifié aux lieux publics pour les prestations artistiques, exonération de taxes sur le matériel audiovisuel, etc. Autant de leviers qui permettraient de pérenniser l’engouement actuel.
Certains projets pilotes, comme le Fonds d’appui aux entrepreneurs culturels urbains (en cours d’expérimentation à Matoto), laissent entrevoir un avenir prometteur. Reste à savoir si ces initiatives seront généralisées et alignées sur les besoins spécifiques du terrain.
Une scène qui a de l’avenir
Loin des clichés, la culture urbaine à Conakry n’est pas un phénomène éphémère. Elle est le reflet d’une jeunesse qui refuse la résignation et qui revendique ses rêves, avec ses moyens et son langage. De Kaloum à Dixinn, de Ratoma à Matam, les artistes urbains façonnent une nouvelle image de la Guinée : jeune, revendicative, audacieuse et connectée.
Et si demain, le plus grand festival d’Afrique de l’Ouest se tenait à Conakry, avec des têtes d’affiche sorties tout droit de nos quartiers ? Une idée qui semblait improbable hier… et qui commence sérieusement à trotter dans la tête des jeunes talents d’aujourd’hui.