Un partenariat qui questionne : entre coopération économique et souveraineté maritime
Signé en toute discrétion à la fin de l’année 2023, le nouvel accord de pêche entre la République de Guinée et la Chine suscite depuis quelques mois des remous au sein de la société civile, des milieux de la pêche artisanale, mais aussi parmi les experts en environnement marin. Présenté par le gouvernement comme une opportunité économique et une source de revenus pour l’État, cet accord soulève pourtant de nombreuses inquiétudes, notamment quant à ses retombées écologiques et sociales.
Quels sont les termes de ce partenariat ? Qui en bénéficie réellement ? Et surtout, quelles conséquences pour les communautés locales déjà fragilisées par la surexploitation des ressources halieutiques ? Autant de questions que nous allons explorer dans cet article.
Ce que prévoit l’accord : entre investissements et licences
Officiellement, l’accord bilatéral signé entre la Guinée et la République populaire de Chine vise à renforcer la coopération dans le secteur de la pêche maritime. Il comprend notamment :
- L’octroi de licences de pêche industrielle à plus d’une trentaine de navires chinois pour opérer dans les eaux guinéennes.
- La construction d’un centre logistique de pêche à Boffa, promu comme un « hub sous-régional ».
- Le transfert de technologies, avec la formation de cadres guinéens dans la gestion halieutique.
- Une promesse de création d’emplois locaux et d’investissements dans la chaîne de froid et la transformation de poissons.
Pour les autorités guinéennes, il s’agit d’un accord gagnant-gagnant permettant de valoriser les ressources maritimes en attirant des investissements étrangers. Mais à quel coût ?
Une manne économique qui peine à profiter aux pêcheurs locaux
Sur le papier, la Guinée semble tirer profit de ce partenariat. Mais sur le terrain, la réalité est plus nuancée. Dans les ports de Tombo, Kamsar ou encore Kaporo, le constat est amer chez les pêcheurs artisanaux. Mamadou Barry, pêcheur depuis plus de 20 ans à Dixinn, confie :
« Nous avons de plus en plus de mal à remplir nos filets. Les gros bateaux industriels passent avant nous et raclent tout. L’accord avec la Chine n’a rien changé, sinon empiré les choses. »
En effet, la compétition est féroce entre pêche traditionnelle et pêche industrielle. Les chalutiers étrangers, souvent plus modernes, bénéficient d’un accès privilégié aux zones riches en ressources, parfois même dans des zones réservées à la pêche artisanale.
Les garde-côtes, quant à eux, manquent souvent de moyens pour contrôler ces incursions, malgré la multiplication des dénonciations émanant des associations de pêcheurs.
Surexploitation et menaces écologiques
La Guinée possède l’un des littoraux les plus poissonneux d’Afrique de l’Ouest, avec environ 300 espèces de poissons identifiées. Mais ce patrimoine est aujourd’hui gravement menacé. Selon une étude menée par l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) en 2022, près de 60 % des stocks halieutiques de la région sont déjà surexploités.
L’arrivée massive de bateaux industriels – qu’ils soient chinois, européens ou autres – fragilise un peu plus cet équilibre fragile. Les techniques de pêche utilisées, notamment le chalutage de fond, sont particulièrement destructrices pour les écosystèmes marins.
La biologiste marine Mariama Keita, membre du Collectif pour la Défense du Littoral Guinéen, tire la sonnette d’alarme :
« Nous assistons à un appauvrissement dramatique de la biodiversité marine. Si rien n’est fait pour réguler la pêche industrielle, nos enfants découvriront nos poissons seulement dans les livres. »
Un changement de cap nécessaire : que réclament les acteurs locaux ?
Face à ces enjeux, plusieurs voix s’élèvent pour réclamer une gestion plus durable du secteur pêche. Les principales revendications tournent autour de trois axes :
- Une transparence totale sur les termes des accords de pêche, y compris la publication des contrats et la répartition des recettes.
- Un meilleur encadrement des zones de pêche, avec des délimitations claires et respectées entre pêche artisanale et industrielle.
- Le renforcement des moyens de surveillance maritime pour lutter contre la pêche illégale.
Le Collectif National des Pêcheurs Artisanaux de Guinée (CNPAG) a même remis une pétition au ministère de la Pêche et de l’Économie Maritime en février dernier, signée par plus de 8 000 personnes à travers le pays.
Les pêcheurs demandent également un dialogue plus inclusif dans les prises de décision. « On ne peut pas parler de pêche sans nous. Nous qui vivons de la mer, nous devons être consultés avant toute signature d’accord comme celui-là », insiste Abdoulaye Bangoura, délégué du port artisanal de Matam.
L’enjeu géopolitique : une Chine omniprésente sur les mers africaines
La Guinée n’est pas un cas isolé. Partout en Afrique de l’Ouest, la Chine signe des accords similaires. Au Sénégal, en Mauritanie, en Sierra Leone, les flottes chinoises sont omniprésentes. En échange de prêts, d’infrastructures ou d’aides au développement, les pays cèdent des droits de pêche souvent considérés comme disproportionnés par les ONG.
Selon l’ONG Environmental Justice Foundation, la moitié des activités de pêche industrielle chinoises en Afrique de l’Ouest sont opaques ou non déclarées. La Chine serait également impliquée dans plusieurs cas avérés de pêche illégale dans la sous-région.
Pour de nombreux observateurs, ces partenariats suscitent des interrogations sur la souveraineté alimentaire des États côtiers et posent la question : à qui profite réellement la richesse de nos mers ?
Quelques pas vers la régulation ?
Interpellé par la presse et les ONGs, le ministère guinéen de la Pêche affirme vouloir renforcer les contrôles et apporter plus de transparence. Lors d’une conférence de presse en mars 2024, le ministre a annoncé :
« Tous les navires chinois opérant sous l’accord seront suivis en temps réel par GPS. Des audits indépendants seront également menés pour évaluer les impacts environnementaux et sociaux. »
Une première inspection conjointe entre les autorités portuaires et des représentants d’organisations civiles a même été organisée à Conakry en avril dernier. Reste à savoir si ces intentions se concrétiseront réellement sur la durée.
Les pays voisins pourraient aussi jouer un rôle dans la mise en place de politiques régionales de pêche durable, en adoptant des règles communes et des quotas partagés. Une dynamique régionale qui reste toutefois difficile à instaurer en raison des divergences politiques et économiques.
Et les populations dans tout cela ?
À Kaporo ou à Bonfi, les femmes mareyeuses sont elles aussi touchées. Ce sont elles qui, chaque matin, nettoient, vendent et transforment le poisson issu de la pêche artisanale. Avec la raréfaction du poisson et la montée des prix, leur activité devient de plus en plus précaire.
Aissatou Baldé, mareyeuse depuis 17 ans, partage sa frustration :
« Avant, je pouvais fumer deux caisses de poisson par jour. Aujourd’hui, je peine à remplir un seul bac. Et quand j’en trouve, c’est trop cher. »
Le secteur de la pêche emploie plus de 500 000 personnes en Guinée, directement ou indirectement. Il nourrit des familles entières. Alors, au-delà des chiffres et des bilans économiques, c’est le mode de vie de milliers de Guinéens qui est en jeu.
Vers une politique de la mer plus inclusive ?
Débattre de l’accord avec la Chine, ce n’est pas rejeter la coopération internationale. C’est interroger la manière dont elle est pensée, négociée, et surtout mise en œuvre. Peut-on développer l’économie bleue sans sacrifier l’équilibre écologique ? Est-il possible de cohabiter entre pêche industrielle et artisanale avec des règles claires et respectées ?
La Guinée a le potentiel d’être un modèle de gestion durable des ressources marines en Afrique de l’Ouest. Mais pour cela, il faudra un changement profond de gouvernance, une écoute attentive des acteurs de terrain, et une volonté politique réelle de protéger notre mer – cette mer qui nourrit, qui relie, et qui fait vivre tant de communautés.
L’accord avec la Chine est peut-être une opportunité. Mais si les garde-fous ne sont pas là, il pourrait bien être une énième étape dans le pillage silencieux de notre patrimoine maritime. Et cette fois-ci, les Guinéens observent. Certains protestent. D’autres s’organisent. À nos institutions maintenant de faire leur part.