Entre passion et réalité : enseigner en Guinée aujourd’hui
Dans un pays où l’éducation demeure un enjeu crucial pour le développement, les enseignants guinéens portent, souvent sans reconnaissance ni moyens suffisants, le lourd fardeau de la transmission du savoir. À Conakry comme dans les zones rurales, ils continuent d’exercer leur métier avec une détermination admirable, malgré les difficultés systémiques. Mais que cache réellement la vie quotidienne de ces hommes et femmes qui façonnent les générations futures ? Une vie faite de dévouement, de débrouillardise… et de précarité.
Un métier choisi par conviction
Pour beaucoup d’enseignants rencontrés lors de nos entretiens, l’enseignement est avant tout une vocation. « Je voulais contribuer à la formation de mon pays », confie Mariama, institutrice dans une école publique de Labé. D’autres voient le métier comme un levier de changement social ou un moyen de perpétuer un héritage familial.
Mais au-delà de l’idéal, la réalité quotidienne est plus contrastée. Que ce soit dans l’enseignement primaire, secondaire ou supérieur, exercer requiert une patience inépuisable et une foi à toute épreuve. Pour nombre d’entre eux, la passion continue de guider leurs pas, sans pour autant les protéger des obstacles matériels et institutionnels.
Des salaires faibles, souvent en décalage avec le coût de la vie
Le premier défi auquel font face les enseignants guinéens est d’ordre économique. Le salaire mensuel moyen d’un enseignant du primaire dans le public avoisine les 1 500 000 GNF (environ 130 euros). En zone rurale, certains perçoivent encore moins, avec parfois des retards de plusieurs mois. Ces faibles rémunérations les poussent souvent à cumuler les activités :
- Donner des cours particuliers ou du soutien scolaire payant
- Travailler dans les champs les week-ends ou durant les congés
- Monter de petites activités commerciales (vente de crédits téléphoniques, alimentation, couture, etc.)
Boubacar, professeur de mathématiques à Kindia, partage son expérience : « Avec trois enfants à charge, je donne des cours privés après 17h chaque jour. C’est ça qui me permet de tenir. »
Cette précarité financière nuit directement à la qualité de l’enseignement dispensé, car elle oblige les enseignants à se disperser ou à réduire la qualité du suivi pédagogique par manque de temps et d’énergie.
Conditions de travail : un déséquilibre urbain-rural flagrant
Dans plusieurs régions de la Guinée, les écoles manquent cruellement d’infrastructures adéquates : classes sans toiture, pupitres insuffisants, manuels obsolètes, ou encore absence d’eau potable. Les établissements urbains sont relativement mieux lotis, mais ils croulent souvent sous l’effectif. À Donka ou Hamdallaye, certaines classes dépassent les 60 élèves pour un seul enseignant.
Dans les zones rurales comme à Siguiri, Koundara ou Yomou, les difficultés sont encore plus criantes. Les enseignants affectés dans ces localités doivent parfois parcourir plusieurs kilomètres à pied chaque jour pour rejoindre leur établissement, faute de transport. Beaucoup sont logés chez l’habitant ou partagent des logements précaires avec collègues ou familles d’accueil. « Je dors chez le chef de district. Il a mis à ma disposition une case en terre battue derrière sa cour », raconte Alpha, instituteur à Lola.
Une formation initiale parfois lacunaire
Autre enjeu de taille : la qualité de la formation initiale. En théorie, les enseignants sortent des Écoles Normales d’Instituteurs (ENI) ou de l’Université avec une base pédagogique solide. En pratique, nombreux sont ceux qui arrivent sur le terrain sans encadrement suffisant ou sans mise à jour des méthodes d’enseignement.
Certains enseignants affectés d’office, notamment par besoin urgent dans certaines localités, n’ont même pas achevé leurs formations. Ce manque d’accompagnement pèse non seulement sur leur moral, mais aussi sur la qualité de l’apprentissage pour les élèves.
Un professeur d’histoire rencontré à Mamou déplore : « On nous demande de suivre des programmes obsolètes, souvent copiés-collés du système français des années 70. Et aucun budget n’est prévu pour des recyclages pédagogiques. »
Une mobilisation qui ne faiblit pas
Depuis quelques années, les organisations syndicales d’enseignants se sont fortement mobilisées pour revendiquer de meilleures conditions de travail. Les grèves successives, parfois longues comme celle de 2018 ayant paralysé le secteur pendant plusieurs semaines, ont mis en lumière la réalité de cette profession souvent négligée.
Ces mouvements montrent clairement que les enseignants ne veulent plus être les oubliés du système. S’ils souhaitent continuer à transmettre leur savoir, ils refusent désormais de le faire au détriment de leur dignité. Cette mobilisation est d’autant plus remarquable qu’elle est restée, dans la majorité des cas, non violente et structurée.
Des associations de jeunes enseignants se mobilisent également via les réseaux sociaux pour partager leurs expériences, sensibiliser aux défis rencontrés au quotidien et influencer la politique éducative. « Si nous ne parlons pas, qui parlera pour nous ? » questionne Salifou, fondateur d’un collectif d’enseignants à Conakry.
La résilience au cœur de la mission
Malgré toutes ces contraintes, les enseignants guinéens continuent de faire preuve d’une résilience remarquable. Ils font preuve de créativité pour surmonter les manques : fabriquer du matériel pédagogique à base de récupération, utiliser des radios communautaires pour diffuser des cours, ou encore impliquer les parents afin d’instaurer un appui local à la scolarisation.
Cette solidarité communautaire est un pilier discret mais puissant du système éducatif guinéen. Elle n’est pas organisée institutionnellement, mais repose sur la bonne volonté – souvent héroïque – des enseignants, des chefs de quartiers, et de familles conscientes de l’enjeu de l’éducation pour leurs enfants.
À Télimélé, une directrice d’école qui tenait à garder l’anonymat a mis en place une cantine communautaire approvisionnée par les mamans d’élèves, afin de garantir au moins un repas chaud par jour aux enfants. « Si les enfants dorment le ventre vide, comment vont-ils apprendre ? »
Vers un avenir plus digne ?
La réforme de l’éducation en Guinée est régulièrement annoncée comme une priorité nationale. Toutefois, entre les effets d’annonce et les réalités budgétaires, il existe un fossé. Des avancées ont été notées, notamment dans le recrutement de milliers d’enseignants sur concours, ainsi que dans les tentatives de numérisation de l’administration scolaire.
Mais pour que ces efforts se traduisent en changement concret, encore faut-il que le métier d’enseignant retrouve sa place centrale dans les politiques publiques. Cela passe par :
- Une revalorisation salariale équitable
- Une amélioration des infrastructures scolaires
- Une formation continue et adaptée aux réalités guinéennes
- Un réel accompagnement des enseignants affectés en zones isolées
L’État, mais aussi les organisations de la société civile, les bailleurs internationaux et les communautés locales ont un rôle à jouer pour faire de l’enseignement un métier respecté et correctement soutenu.
Car au fond, si nous voulons lutter efficacement contre la pauvreté, l’analphabétisme et les inégalités, tout commence par là : former les esprits, éveiller les consciences, donner à chaque enfant une chance réelle de réussir. Et cela, personne ne peut le faire mieux que l’enseignant, celui qui chaque jour, malgré tout, choisit de rester debout dans la classe, face à l’avenir.
Peut-on continuer à miser sur l’école sans miser sur celles et ceux qui la font vivre ?