Quand les influenceurs guinéens redessinent la carte des réseaux sociaux
Jadis peu visibles au-delà de nos frontières — et parfois même à l’intérieur du pays — les créateurs de contenu guinéens tracent peu à peu leur chemin sur la toile. Instagram, TikTok, YouTube, Facebook… autant de plateformes qui voient émerger une nouvelle génération de jeunes guinéens connectés, créatifs et entrepreneurs dans l’âme. Cette montée en puissance des influenceurs nationaux n’est pas un phénomène anodin : elle accompagne les mutations de notre société, tant sur le plan culturel qu’économique.
Mais qui sont ces visages qui font vibrer les réseaux ? Pourquoi séduisent-ils autant de jeunes ? Et comment manient-ils leur notoriété dans un environnement encore en construction numérique ? Enquête sur un phénomène en pleine expansion.
Des figures de plus en plus identifiables
Ils s’appellent Grand P, Tamsir, Djanii Alfa ou encore Titania. Tous, à leur manière, utilisent les réseaux sociaux pour partager leur art, leur quotidien, leurs opinions. Si certains proviennent du milieu artistique ou médiatique, beaucoup ont su créer leur propre notoriété à force de publications régulières, d’un ton personnel et d’une authenticité qui résonne auprès de la jeunesse guinéenne.
Sur TikTok par exemple, les vidéos humoristiques en susu ou en malinké font un tabac. Elles permettent de rire de nos réalités, de nos petits travers, mais aussi de valoriser nos langues locales souvent absentes des sphères officielles. À travers cet humour “Made in Guinée”, des jeunes comme Lamara Guirassy – alias “La Vérité de Mamaya” – sont devenus, en quelques mois, de véritables stars du web.
Autre exemple : Fatoumata Fanta Camara, Youtubeuse lifestyle originaire de Labé, attire aujourd’hui plus de 100 000 abonnés grâce à des vidéos simples et pédagogiques sur la cuisine locale, les astuces beauté naturelles ou encore des vlogs de vie quotidienne au Fouta. Son succès témoigne d’un appétit grandissant pour du contenu enraciné dans nos réalités culturelles.
Une jeunesse avide de représentations locales
Face à l’avalanche de contenus étrangers (surtout anglophones et francophones d’ailleurs), les jeunes Guinéens sont de plus en plus enclins à suivre ceux qui leur ressemblent. Les influenceurs locaux parlent leur langue, portent leurs vêtements, mangent leurs plats et dénoncent parfois les mêmes difficultés de tous les jours.
Dans les zones rurales comme dans les centres urbains, ces voix viennent combler une soif de représentation. Ce phénomène, sociologiquement parlant, est pertinent : à défaut de trouver des référents dans les médias traditionnels, les internautes se tournent vers ceux qui évoquent leur vécu dans un langage qu’ils comprennent. Ce besoin d’identification est un moteur puissant de la consommation de contenu en ligne en Guinée.
Entre divertissement et éducation populaire
Tous les influenceurs ne font pas que danser devant une caméra. Beaucoup s’engagent sur des sujets de fond : éducation, égalité des sexes, santé mentale ou même civisme. C’est le cas, par exemple, de Mohamed Keita, étudiant et vulgarisateur scientifique sur Facebook, qui explique en soussou les principes de la vaccination ou les méthodes de lutte contre les addictions.
Loin des clichés de superficialité, plusieurs figures du net s’affirment comme des remparts contre la désinformation. En période de pandémie, certains ont relayé des messages de prévention avec plus d’impact que les affiches officielles. Une influence qui interpelle… même les autorités.
En effet, certaines campagnes de sensibilisation ciblent désormais les créateurs de contenu. C’est dire s’ils ont gagné en légitimité.
Mais quelle réalité économique derrière les apparences ?
Influencer, est-ce une vraie profession en Guinée ? Pour certains, oui. Leur visibilité leur permet d’attirer des partenariats, souvent avec des entreprises locales en quête de relais de communication. L’univers du cosmétique, du textile ou encore de la téléphonie commence à comprendre l’intérêt de s’associer à ces figures populaires du web.
Néanmoins, la réalité reste mitigée. Peu d’influenceurs guinéens peuvent affirmer vivre exclusivement de leur activité en ligne. Le marché publicitaire est encore balbutiant, les marques hésitent, les contrats sont rares, et les plateformes de monétisation restent difficiles d’accès faute de dispositifs bancaires adaptés ou de lourdeurs administratives.
Par ailleurs, plusieurs jeunes confient que leur succès numérique n’est pas toujours bien compris dans leur famille ou leur entourage. On félicite rarement une fille de Conakry pour une “carrière dans les vidéos Facebook”… Cela freine l’enthousiasme de nombreux talents.
Les défis d’un engagement en ligne en Guinée
Être influenceur en Guinée, c’est aussi jongler avec des contraintes bien locales :
- L’accès limité à une bonne connexion Internet, notamment en dehors des grandes villes.
- Le coût élevé des forfaits de données mobiles, qui limite tant la création que la consommation de contenus.
- Le manque de formation aux outils numériques, y compris la gestion d’image, le montage vidéo, ou encore les droits liés au contenu digital.
- Les risques liés à la cyberharcèlement ou aux critiques, notamment pour les jeunes femmes, souvent stigmatisées pour leur exposition publique.
Malgré ces freins, la majorité des influenceurs rencontrés disent ne pas vouloir abandonner. Pour eux, cette activité est à la fois une passion, un vecteur d’émancipation, et une manière de participer à la construction d’un récit collectif guinéen, plus moderne, plus ancré, plus vivant.
De l’informel vers une reconnaissance progressive
Ce qui fut d’abord un passe-temps devient un secteur que l’on commence à prendre au sérieux. Preuve en est : plusieurs formations ont été récemment organisées à Conakry à destination des jeunes créateurs de contenu. L’une d’elles, appuyée par une ONG française, proposait même des modules sur les notions de “branding personnel” ou de “stratégie de contenu”. Une première.
Parallèlement, des événements récompensant les talents digitaux se multiplient. La dernière édition des Guinée Influencer Awards a réuni des centaines de jeunes et mis en lumière des profils méconnus mais méritants. Une reconnaissance qui booste l’écosystème local et incite d’autres à se lancer avec sérieux.
Une opportunité pour valoriser le tourisme et la culture guinéenne
Dans un pays où le potentiel touristique reste sous-exploité, les influenceurs peuvent jouer un rôle clé. En mettant en avant les paysages de Dalaba, les plages de Bel-Air, les montagnes de N’zérékoré, ou encore les spécialités culinaires du terroir, ils participent à construire une image positive de la Guinée. Et ce, sans grands moyens.
Certains créateurs de contenu comme Sarah Conté, spécialisée en vidéos de voyage, mettent en lumière des destinations inattendues, parfois méconnues même des Guinéens eux-mêmes. Grâce à leur regard “authentique” et non formaté, ils rappellent ce que les brochures touristiques oublient souvent : la richesse de notre quotidien, la beauté de l’ordinaire.
Cette capacité des influenceurs à “faire aimer la Guinée aux Guinéens” est un levier à ne pas négliger dans les années à venir.
Et maintenant ?
Le mouvement est lancé. Il est imparfait, encore bricolé, souvent marginalisé… mais il existe. Et il grossit chaque jour. Pour que cet écosystème prenne toute sa place, plusieurs chantiers restent ouverts : encadrement juridique, accompagnement à la professionnalisation, soutien à l’inclusion numérique, promotion de l’équité, notamment pour les jeunes femmes.
Car derrière les ring lights et les hashtags, ce sont des citoyennes et citoyens qui racontent une Guinée multiple, urbaine, rurale, connectée et complexe. Leur voix résonne. À nous de l’écouter.