La montée de l’émigration clandestine : témoignages et causes profondes

Un phénomène en croissance silencieuse

Depuis plusieurs années, l’émigration clandestine connaît une progression alarmante en Guinée. Derrière ce phénomène souvent réduit à des chiffres ou à des drames en Méditerranée, se cachent des douleurs humaines, des décisions déchirantes, et surtout, un faisceau de causes profondément ancrées dans les réalités socio-économiques du pays. À travers des témoignages recueillis sur le terrain et une analyse des facteurs structurels, cet article revient sur les ressorts de ce choix risqué que prennent de plus en plus de jeunes Guinéens.

Des rêves d’ailleurs plus forts que la peur

« J’avais 23 ans quand j’ai quitté Conakry. Mon père venait de mourir, je n’avais pas de travail, et je ne pouvais plus vivre à la charge de ma mère. J’ai sauté dans un bus pour Bamako, puis le désert… puis la Libye. » Mamadou* a survécu à un trajet que peu osent décrire. Aujourd’hui rentré au pays après plusieurs années d’errance, il confie avoir été motivé par une seule idée : donner un avenir à ses petits frères. Comme lui, des milliers de jeunes guinéens tentent chaque année de rejoindre l’Europe, souvent par la « route de l’enfer » : du désert malien ou nigérien à la traversée périlleuse de la Méditerranée.

Loin d’être des inconscients, ce sont majoritairement des jeunes instruits, parfois diplômés, qui franchissent les frontières, souvent après avoir dépensé toutes les économies familiales, voire ayant fait l’objet d’un endettement lourd. Dans une étude de l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), la Guinée figure parmi les cinq premiers pays d’origine des migrants irréguliers en Afrique de l’Ouest depuis 2016.

Pourquoi partent-ils ? Les causes profondes

La décision d’émigrer illégalement ne se prend jamais à la légère. Elle s’enracine dans un ensemble de contraintes qui touchent diverses sphères de la vie quotidienne :

  • Le chômage des jeunes : Avec un taux de chômage estimé à près de 60 % chez les 15-35 ans, nombre de jeunes guinéens se sentent exclus du tissu économique. Le diplôme, autrefois perçu comme une garantie de réussite, ne suffit plus.
  • La précarité sociale : Faute d’accès aux services de base, comme l’eau potable, un système de santé efficient ou encore une éducation de qualité, certains estiment que l’exode est le seul moyen de sortir leurs familles de la précarité.
  • L’attrait des images de l’Europe : Le voisin déjà installé en France qui envoie “les photos avec la voiture”, les réseaux sociaux, certains clips musicaux… tout cela crée une illusion d’un Eldorado accessible.
  • Pression familiale : Dans de nombreuses localités, la réussite se mesure à la capacité à « envoyer l’argent depuis là-bas ». Ce conditionnement social pèse lourdement sur les épaules de nombreux jeunes.
  • Manque de perspectives locales : L’absence d’investissements structurants dans les régions rurales, couplée à une mauvaise gouvernance locale, pousse les jeunes vers les capitales, puis hors du pays.

Dans les témoignages recueillis à Labé, Kindia et Siguiri, une phrase revient souvent : « Ici, même si tu veux travailler, il n’y a rien pour toi. »

Quand les villages se vident

A Bolodou, dans la préfecture de Beyla, plus d’un tiers des jeunes entre 18 et 30 ans seraient partis vers l’Algérie ou le Maroc, selon les autorités locales. Des familles entières ont vu leurs fils disparaître sans savoir s’ils sont morts, emprisonnés ou tout simplement bloqués dans un centre de détention libyen. Minata, une mère de six enfants, montre la photo usée de son aîné : « Cela fait deux ans que je ne l’ai pas vu. Il a préféré prendre le désert… Je n’ai plus de nouvelles. »

Cette fuite massive a un coût humain, mais aussi un impact direct sur les dynamiques économiques locales. Les bras valides partent, dépeuplant les campagnes et ralentissant la production agricole. Les communautés font face à un double défi : le manque de main-d’œuvre et la dépendance accrue aux transferts monétaires (souvent modestes) des migrants.

Les trafics autour de la migration

Au fur et à mesure que le phénomène s’intensifie, toute une économie souterraine s’est structurée autour de l’émigration irrégulière. Passeurs, faux agents de migrations, réseaux de trafic d’êtres humains… certains y voient une activité lucrative. À Conakry, il est devenu courant d’entendre parler d’« agents » qui promettent une route sûre jusqu’à l’Europe contre des sommes allant de 3 à 7 millions de francs guinéens. Dans une grande majorité des cas, ce sont des promesses qui mènent au désespoir :

« J’ai payé près de 20 millions au total, entre les faux visas et les passeurs. On m’avait dit que j’aurais un travail en Italie. Finalement, je me suis retrouvé enfermé dans une maison en Libye avec 18 autres personnes. On nous battait, on demandait à nos familles de payer plus pour nous libérer », raconte Sékou, aujourd’hui revenu à Kankan grâce à un programme de retour humanitaire piloté par l’OIM.

Retour volontaire : entre espoir et stigmatisation

Depuis cinq ans, l’OIM et plusieurs ONG partenaires ont rapatrié plus de 20 000 Guinéens bloqués dans des pays de transit comme la Libye, la Tunisie ou le Niger. Si certains vivent ce retour comme un soulagement, d’autres le considèrent comme un échec cinglant, notamment à cause du regard porté par leur entourage :

« Quand je suis revenu à Faranah, on m’a vu comme quelqu’un qui a échoué. Pour certains, c’est comme si je n’avais pas essayé assez longtemps », se confie Alpha, 26 ans. Pourtant, avec l’aide d’un petit fonds d’appui reçu via un programme de réintégration, il a lancé une petite activité de menuiserie.

Mais les initiatives ne suffisent pas toujours face aux attentes sociales. Beaucoup espèrent encore « repartir », malgré les épreuves vécues : « Tant que j’ai encore mes jambes, je réessaierai », dit avec gravité un jeune homme croisé dans un centre d’accueil de l’OIM à Conakry.

Quels leviers pour freiner l’hémorragie ?

Il serait illusoire de penser que des campagnes de sensibilisation suffiront à enrayer l’émigration clandestine. Ce qui manque cruellement, selon les acteurs de terrain, ce sont des opportunités crédibles au niveau local. Plusieurs experts interrogés insistent sur l’importance des éléments suivants :

  • Un marché du travail plus inclusif : Créer des emplois pour et avec les jeunes, via l’entrepreneuriat local et des formations adaptées aux besoins du pays (agriculture, BTP, énergies renouvelables…)
  • La valorisation de la réussite locale : Il faut changer les récits. Montrer qu’on peut réussir en Guinée, que mener son projet ici peut être aussi source de fierté que d’aller en Europe.
  • Renforcer l’éducation civique et économique : Informer dès le lycée sur les risques de l’émigration irrégulière, mais aussi sur les alternatives légales, contribue à bâtir une citoyenneté consciente.
  • Soutenir la réinsertion des migrants de retour : Les programmes de réintégration doivent être mieux financés, plus suivis, et conçus pour s’adapter aux réalités locales.

Écouter et agir ensemble

L’émigration clandestine restera une réalité tant que les problèmes de fond ne recevront pas une réponse à la hauteur des attentes citoyennes. « Ce n’est pas qu’on veut l’Europe à tout prix, nous voulons simplement vivre dignement », martèle Fatoumata, une étudiante rencontrée à Sonfonia. Les jeunes ne manquent ni de courage, ni d’idées, ni de rêves. Ils demandent juste que leurs efforts trouvent un écho ici, en Guinée. Peut-être est-ce là le véritable défi pour nous tous : que la route de l’exil ne soit plus la seule porte ouverte vers l’avenir.

*Certains prénoms ont été modifiés pour préserver l’anonymat des témoins.